Première manif
Planqué derrière les avantages de ma classe sociale, les rassemblements populaires m’ont toujours semblé d’un ennui considérable.
Je crois que ça date de 1997, quand tous les ingénieurs de ma promo allaient faire la danse des canards avec l’école des infirmières d’en face, me laissant enfin toute la bande passante du campus. Marié quant à moi pendant mes études à une roturière anarchiste d’origine Serbe avec qui je m’empressais de repeupler la France, j’étais privé de l’attrait social que procure la réunion des corps moites à l’unisson. Refusé par Ubisoft comme Hitler par les Beaux-arts, je me jetais à corps perdu dans l’audit financier.
20 ans plus tard, feuilletant nonchalemment le dernier numéro de “Challenges Magazine” sur un monticule sous lequel gisent mes rêves de jeunesse, l’heure est au bilan de milieu de vie. 41 ans est un âge assez pitoyable car l’on est trop vieux pour croire en quelque chose, mais trop jeune pour connaître la réponse à l’univers. D’ailleurs, personne n’a de t-shirt “Fier d’avoir 41 ans”. Me prétendant cynique-réaliste, mes achievements se limitent à quelques blogs nombrilistes, la création d’un forum de petites annonces et des projets informatiques terminant une fois sur deux à la poubelle. Dans mon fil Twitter, Greta Thunberg et Alexandra Ocasio-Cortez, dont les âges cumulés égalent le mien, sont pourtant en train de changer le monde.
Il était donc plus que temps de briser mon existence monotone, et de mettre les pieds à ma première manif.

Etape 1 : Choisir sa manif
Fort heureusement en 2019 il y a l’embarras du choix : Gilets Jaunes, marches pour le climat, éducation & hopitaux en morceaux, ouverture d’une boutique de Luxe éphémère par Rihanna & Bernard Arnault, nombreuses sont les raisons d’aller battre le pavé.
Quand on travaille à la Défense, même si l’on se vante de regarder Arte plutôt que TF1, on a une connaissance des mouvements sociaux du niveau de Pernault : plus confortable en effet de s’imaginer la plèbe revendicatrice comme une horde sauvage incapable de calculer un ratio de liquidité, que de se questionner sur l’utilité sociale de ses vacances à Bali. Ma femme ayant menacé de me quitter pour François Ruffin en dépit de sa cuisine, il me fallait constater sur le terrain si tous ces manifestants étaient VRAIMENT “des casseurs qui ont tous des iphones” dépeint par mes collègues.
Pas très rassuré néanmoins par les nombreux films montrant des CRS tabassant vicieusement femmes, personnes agées et étudiants, je prends l’option “découverte” : la Marche pour le Climat du 24 mai. L’occasion parfaite pour s’encanailler, tout en étant protégé des mastards-à-matraques par un épais rideau de collégiennes filiformes.
Le jour J
Accompagné par ma femme et ma fille, compas moral et militantes déjà rompues à l’exercice, je sors à Opéra en sifflotant un air wagnérien. La foule est éparse mais déjà vrombissante. Je suis déçu car il n’y a à l’évidence que quelques milliers de jeunes : aucune comparaison avec les effectifs avec qui j’avais déambulé dans les rues de Paris après la victoire de la France en 1998. Fous que nous étions, pensant que la France avait atteint l’apogée de la civilisation. A l’époque, d’ailleurs, tout ce petit monde n’était qu’une joyeuse bande de drillatozoïdes nageant dans les liquides parentaux. Parents, ici remarquablement absents : je suis un des seuls quadras aux alentours. On est assez loin de l’ambiance pesante sur les Champs quelques semaines avant, avec le Fouquet’s emmuré derrière un ridicule blindage et des dizaines de cars de police matérialisant les limites de nos démocraties modernes. L’ambiance est bon enfant, limite convention de cosplay, et les CRS savent bien qu’aujourd’hui l’ordre établi ne risque rien. Le cortège se met en branle en chantant.

Anatomie d’une procession
En tête, des militants de Greenpeace sans doute, qui reprennent le célèbre slogan de 98 à la sauce climatique : “et 1, et 2, et 3 deu-grés”. Il n’est pas encore 14h que les cordes vocales sont déjà en train de flancher, comme un aveu d’impuissance de la génération future à qui on laissera la planète dans un état lamentable.
Suit la masse la plus compacte et la plus vindicative : celle des élèves en attente des réponses de Parcoursup. Les panneaux sont de qualité variable, en général flanqués de jeux de mots un peu triviaux autour du champ lexical de la météo et de la série Game of Thrones, métaphore inversée du réchauffement climatique, qui vient de s’achever : “chaud devant”, “nique ta mer”, “water is coming” et “moins de banquiers et plus de banquise”. A la lecture de ce dernier, je vérifie que j’ai bien rangé mon badge de chien du grand Capital hors de vue. Travaillant dans une société du CAC40 avec une réputation pas très glorieuse, je suis en effet en flagrant délit de faudercherie, écartelé entre une obligation de loyauté qui me procure un certain confort matériel, et la honte de laisser la jeunesse faire le tout le boulot à ma place. Je me console en me disant que tout ceci est un processus de maturation, même si temps qu’il nous reste pour changer collectivement est difficile à évaluer.
Nous avançons avec le peloton, ce qui donne l’illusion du nombre même s’il ne s’étend guère sur plus d’une centaine de mètres. Devant l’absence de risque, nous regrettons de n’avoir pas emmenés plus d’enfants car nous aurions pu significativement augmenter la densité de la manif. Peut-être que dans une des poussettes aux alentours se trouve le futur Makhno français (ou même mieux : Makhnette).
Ensuite, une dizaine de véhicules de CRS jouant à Candy Crush, qui suivent la foule à distance en roulant au pas. Je les imagine, écoutant dans leurs cocons blindés et insonorisés, du métal guttural à volume maximal, un peu comme dans l’ouverture de Funny Games de Haneke.
Enfin, quelques véhicules de nettoyage qui ramassent les rares débris. Car cette foule bigarée, en plus d’être non-violente, est propre : c’est merveilleux. Après leur passage, impossible de deviner qu’une manifestation a eu lieu.

J’ai vu des choses
J’évite soigneusement les abribus, au dessus desquels une dizaine d’ados sont perchés et dont la robustesse est mise à rude épreuve. En dépit d’inquiétantes vibrations, ces merveilles d’ingénieurie modernes tiennent le choc et nous n’aurons donc pas de blessés aujourd’hui. Une partie de moi le déplore : j’aimerai être transporté par la ferveur populaire, être là où l’avenir se décide…mais je peine à jouir. Je m’accroche donc aux rares slogans imaginatifs “Les bronzés ne feront plus de ski”, “Préparez vos guiboles y’a bientôt plus de pétrole”, “Moins d’hydrocarbures plus de littérature”, “ Je veux des moustiques pas du plastique” (moi, ni l’un ni l’autre) et enfin le meilleur pour la fin : “L’existence précède l’essence”.
Je n’ai pas vu beaucoup d’iphones ni de gobelets MacDo (on m’aurait donc menti !), en revanche pas mal de Wiko et des handles Instagram. Plusieurs personnes ont une larme verte dessinée au feutre, signe discret et plutôt efficace de ralliement qui rappelle cette marque traditionnelles des prisonniers. Peut-être une mode à lancer chez les tatoueurs de la capitale fatigués des papillons et des dauphins ?
Sur Twitter, l’effervescence est modérée, avec une startup qui ne perd pas le nord et qui en profite pour essayer de vendre des masques anti-pollution. Tout cela fait écho aux vendeurs de sandwichs et de bouteilles d’eau qui ont je le crains calculé un peu large. Lors de la Ruée vers l’Or, vends des pelles…mais pas trop. Une gamine de 12 ans manque de m’éborgner avec un panneau “ma chatte et les zones humides”; ce soir encore, je ne suis pas sûr de comprendre ce qu’elle a voulu dire. Peut-être le correcteur automatique d’orthographe ?

Clap de fin
Vers 17h une fois arrivés à République la manif se délite. J’aimerais croire qu’on a montré au patriarcat qu’on n’était pas là pour faire de la figuration, mais je ne suis pas sûr que le patriarcat ne se soit aperçu de quoique ce soit, car de toute manière le patriarcat a mis ses enfants bien à l’abri au Lycée de Saint-Louis de Gonzague et quand il rentrera en taxi des tours de verre à l’horizon, les routes auront déjà été aseptisées.
La jeune fille des zones humides tente d’emprunter une rue adjacente bloquée par un Robocop au crâne rasé et au front de crétin dur. Il lui répond imperturbable qu’il faut qu’elle laisse son panneau avant de traverser le cordon, “sinon ça va créer des attroupements ailleurs”. Je crains brièvement de la voir se faire plaquer au sol par 3 gorilles lui confiscant son “arme par destination”, mais elle interroge du regard une amie un peu plus âgée qui lui confirme d’un air triste le diagnostic.
Déposant les armes, cette vaguelette s’écrase contre la jetée et se disperse en un milliers de petites gouttes inoffensives. Il est l’heure de rentrer.
“Because they remained passive and did nothing to disempower the leadership, they remained as powerless as the citizens of any democracy” (Peter Gelderloos)
