L’économie des noisettes

Stéphane
9 min readJun 10, 2020

“Make it impossible to justify the cost of the fight” (Hamilton)

Quel est le rapport entre un puissant producteur de cinéma condamné pour viols, un youtubeur toxique et un manager dans un grand groupe ?

Il y a quelques années mon chef m’a appris les fondamentaux de l’économie des noisettes, façonnant durablement ma manière de comprendre le monde. A l’époque je pilotais un projet d’informatique bancaire complexe : 100 personnes, 3 ans de livrables et je reportais à un membre du comité de direction…le genre à pouvoir mettre ta carrière à l’arrêt pour 5 ans si tu te plantes.

Aujourd’hui, à peine sorti du confinement coronavirus et, alors que des centaines de milliers de citoyens défilent dans le monde pour soutenir le mouvement #BlackLivesMatter, je continue à voir, sous l’écume des crises, les mouvements lents de la tectonique des noisettes.

Weinstein, Trump, l’homme blanc, moi : nous sommes tous des écureuils, et il est temps de nous casser les noisettes.

Fondamentaux de l’économie des noisettes

Le concept est d’une simplicité biblique

  • Les noisettes sont souvent monétaires, mais elles peuvent être de l’informations, du prestige ou de l’influence. Une noisette, c’est en fait une unité de pouvoir.
  • Les noisettes sont convertibles : qui a de l’argent peut acheter du prestige. Qui a de l’audience peut la monétiser. Les taux varient selon les environnements & moments.
  • L’instinct de l’écureuil, c’est d’amasser un maximum de noisettes, d’en dépenser le moins possible, et ce chaque heure, de chaque jour, toute sa vie.
  • Ainsi, le stock de noisettes grossit régulièrement et permet de faire face en cas de coup dur : tarissement du flux entrant de noisettes ou dépenses de noisettes qui explosent (les dépenses, pas les noisettes).
  • Le capital de noisettes est en partie transmissible : c’est le concept des “héritiers” (Bourdieu)
  • Enfin, on ne nomme jamais l’économie des noisettes : c’est un jeu de dupes.

Vous me direz d’une voix nasillarde que la noisette n’est que l’autre nom de la valeur d’usage. Et vous aurez raison ! Mais l’avantage de cette métaphore, par rapport à des théories socio-économiques complexes, saute aux yeux dès qu’on lit Bourdieu “Le mythe de l’homo œconomicus et de la rational choice theory sont des formes paradigmatiques de l’illusion scolastique qui portent le savant à mettre sa pensée pensante dans la tête des agents agissants et à placer au principe de leurs pratiques, c’est-à-dire dans leur « conscience », ses propres représentations spontanées ou élaborées ou, au pire, les modèles qu’il a dû construire pour rendre raison de leurs pratiques”.

Vous n’avez rien compris ? Moi non plus. Par contre on se souvient tous de l’écureuil exophtalmique de I’Age de Glace. La métaphore est simple, mémorable, et fait apparaître en creux l’animalcule concupiscent, bref : idéal lorsque la mémoire des grands penseurs nous fait défaut sous les lacrymos.

Jeff Bezos à un diner caritatif (photo volée)

Nous sommes tous des écureuils

L’anthropologue Marcel Mauss a théorisé les dons et contre-dons comme un des fondements du lien social. Il est malheureusement mort avant d’avoir vu l’avènement de l’économie de marché, l’explosion des inégalités, et Léonardo Di Caprio s’étouffer dans son vomi.

L’éducation nous conditionne à concourir pour des ressources limitées. Des frites à partager avec son frère, aux places limitées dans des grandes écoles, l’essentiel est de sécuriser sa part et un peu plus. C’est la ruade sur les rouleaux de PQ en cas de crise, aka la tragédie des biens communs.

Le don inconditionnel existe, l’amour d’un parent, le bénévolat, les métiers du soin…mais la valeur de ces actifs sur le marché des noisettes est quasi-nulle. Raison pour laquelle la société essaye de faire croire que ce sont des traits féminins. Mais dans la fosse capitaliste, la vraie, celle des hommes blancs dont les ancêtres étaient négriers ou royalistes, qui ont fait un MBA, lèvent des fonds, concluent des contrats et pratiquent l’hypercroissance agile, l’important n’est pas d’être heureux mais d’avoir plus de noisettes que les autres. C’est même devenu un réflexe de classe.

Je veux, dans 5 minutes, que vous cessiez de considérer que le monde est complexe, nuancé et changeant. Car dans la vie, il n’y a que deux catégories : les écureuils, et ceux qui creusent. Illustrons.

Application N°1, le jeu hiérarchique (niveau : débutant)

L’application en entreprise est immédiate. Chacun essaye de maximiser les atteintes d’objectifs et de minimiser les ressources mises en oeuvres. Le travail d’un middle-manager consiste à dire “non” par défaut à toute demande. SAUF, s’il peut mettre en face des coûts un bénéfice supérieur. C’est pourquoi la pingrerie du début d’année laisse la place, l’été venu, à une certaine libéralité, car les budgets ne seront pas consommés et les évaluations annuelles approchent.

Jouer le jeu hiérarchique consiste donc à comprendre

  • Quelle noisette interesse le plus votre chef…et son chef à lui.
  • Quelle noisette votre chef va t’il accepter de lâcher ?

Quand la porte est fermée, passer par la fenêtre : quand les augmentations sont bloquées, demander une promotion. Quand la pyramide hiérarchique est saturée, demander un temps partiel et un nouvel ordinateur. Quand la production est en feu, demander une augmentation etc. Vous voyez le topo, si vous avez déjà paramétré une route marchande dans Civilization, vous êtes déjà ceinture noire de noisettes.

Une autre lecture m’a été fournie par un ami. Dans l’entreprise il y a les managers (qui ont des noisettes) et des ressources (qui sont exploitées pour produire des noisettes). Cette lecture est un peu plus fataliste car elle ne dit pas comment la ressource peut rééquilibrer la relation de pouvoir.

Application N°2, la négotiation (niveau : avancé)

C’est lagénéralisation du cas précédent. En négotiation le but est de trouver le type de noisettes qui a le plus de valeur pour l’autre. Qu’il s’agisse de votre conjoint, d’un patron, d’un syndicaliste, d’un éditeur ou d’un journaliste, chacun est à la recherche d’un type de noisettes bien particulier. Si vous ne les avez pas, inutile de vous épuiser, vos noisettes sont de la monnaie de singe (singe…noisettes…suivez un peu !)

Application N°3, les brimeurs (niveau : avancé)

En anglais, bullies. Ce cas est un peu plus intéressant. Le brimeur est une personne qui ne vous a pas attendu pour accumuler, et qui est assise sur une réserve de noisettes, dans laquelle elle puise pour tyranniser son entourage.

Pour lutter contre un brimeur, il s’agit d’identifier quelles sont les actions qui lui coutent le plus de noisettes, et de provoquer une hémorragie de noisettes. Alternativement, allez gonfler le tas de noisettes de ceux ou celles qui résistent.

Exemple classique : les prédateurs sexuels. Pendant des décennies Harvey Weinstein a fait la pluie et le beau temps à Hollywood, tant que le succès de ses films dépassait en valeur le droit de cuissage qu’il s’octroyait sur de jeunes actrices. Une des interprétations courantes de sa chute est que, sa carrière sur le déclin, son influence dans le milieu a fini par ne plus suffire à étouffer les scandales sexuels. Quand les dominos ont commencé à tomber, les soutiens ont commencé à compter eux aussi leurs noisettes, les ont retirées et Weinstein s’est écrasé.

L’histoire est pavée de ces hommes de pouvoir qui se sont crus au dessus des lois et qui se sont aperçus un peu tard de l’inflation des noisettes. Imaginez une seconde l’intensité du traffic de noisettes quelques jours avant qu’Epstein se fasse suicider en prison !

Une de ces variétés de noisettes est moisie

Certains ont des réserves de noisettes considérables, par exemple un certain président des Etats-Unis. Mais ses soutiens vacillent. Quant Twitter censure un de ses tweets, que Taylor Swift le vilipende ouvertement devant 90M de followers, que l’église catholique condamne ses actions, qu’un général républicain ou que Fox News le critiquent, c’est son capital de noisettes qui diminue, et ses moyens d’action avec. Quand il combat sur trop de fronts, ses équipes ne parviennent plus à suivre et il est notoire que ses menaces sont souvent sans lendemain. Le taux de change des noisettes, par exemple l’acceptatibilité sociale des suprémacistes blancs, peut devenir soudainement exhorbitant. Un jour viendra où il coutera plus cher en noisettes à ses soutiens, que les faveurs qu’il sera capable de fournir en retour. Ce jour là, il sera au bord du précipice et il suffira d’un petit nudge pour l’expédier Ad Patres.

Autre exemple, celui des harceleurs en ligne. Leur pouvoir de nuisance est important mais fini, et inversement proportionnel à leur nombre de cibles. Quand toutes les compagnies se sont mises à soutenir le mouvement #BlackLivesMatter, être désigné “traitre de la patrie” est devenu vide de sens. Le jour où la majorité des hommes iront manifester en ligne leur soutien aux femmes visibles, la pression sur elles diminuera d’autant.

Quand l’indice NOISETTE40 explose

Application N°4, les structures malades (niveau : expert)

Il s’agit d’une généralisation du cas précédent. “Quand une organisation devient trop grande elle finit par crouler sous son poids” mais concrètement, comment la chute se déclenche ? Les campagnes napoléoniennes ? L’empire romain ? Le secteur bancaire hier ? Le secteur pétrolier demain ? Et oui : il n’y avait plus de noisettes.

Et là, la grille de lecture des noisettes devient étonnamment généreuse

  • L’oppression sociale ? Les noisettes de l’oppresseur sont l’argent et le contrôle des médias, l’enjeu est la grève et déclencher l’empathie du public. Dans Winter on Fire sur les évenements de l’Euromaidan, la population ne s’est véritablement soulevée que quand les enfants se sont faits taper dessus par les CRS. Les martyrs, et gaver les prisons : deux des tactiques d’Extinction Rebellion qui ont réveillé le militantisme écologique ces dernières années.
  • Un influenceur toxique ? Les noisettes sont ses followers. L’enjeu est donc d’attaquer la source de ses revenus (sponsors), de ne pas amplifier son signal et de signaler en masse.
  • Les baillons juridiques ou arrestations massives ? Les noisettes sont l’argent. Le financement participatif et les fonds de libération sous caution sont là pour permettre à ceux qui luttent de continuer.
  • Un environnement sexiste ? Les noisettes sont le pouvoir. L’enjeu est d’augmenter le cout social d’une remarque sexiste. C’est la cancel-culture.
  • Facebook décide de ne pas fact-checker Trump ? Supprimer son compte. C’est du boycott.

Plusieurs enjeux fondamentaux deviennent aussi plus apparents

  • Les réseaux sociaux sont devenus le théâtre de lutte pour les noisettes, et dans la lutte contre Goliath, l’amplification du signal de David revient à lui donner plus de noisettes. En face des noisettes d’argent on va souvent trouver des noisettes d’image.
Du bon usage des noisettes, gravure ancienne
  • L’indépendance de la presse : si un journal a plein de noisettes, il peut attaquer les puissants, se défendre en cas de slap-suit etc. Abonnons nous à nos médias !
  • Les lois anti-monopole : si une entité pouvait être amenée à contrôler tellement de noisettes qu’une vie ne suffirait plus à épuiser son tas, la lutte deviendrait impossible.
  • La lutte anti-corruption des hommes politiques : parce qu’en modifant les règles du jeu, la politique risque de permettre à une entreprise de faire grossir son tas de noisettes plus vite qu’on ne peut le faire diminuer.

Conclusion

Tout ceci doit sembler trivial à ceux qui ont un minimum d’éducation politique. Ils ne m’ont pas attendu pour s’indigner, lutter, ce sont nos héros -pardon, héroïnes- modernes : Assa Traoré, Anita Sarkeesian ou Adèle Haenel, qui ont rendu le coût de certaines noisettes prohibitif. Ce sont elles qui, sabre au clair, ont chargé les premières quand les bullies étaient les plus puissants. Elles ont fait le plus dur : nous devons désormais grossir leur rang.

Moi qui me suis trop longtemps complu dans l’inculture politique, cette métaphore m’a beaucoup aidé. Derrière chaque conflit qui semble perdu d’avance, visualisons maintenant l’écureuil et la dynamique de ses noisettes pour trouver un point d’appui.

Un de mes dictons favoris est que tout finit par se payer. Grâce à #MeToo et #BlackLivesMatter, nous avons eu la chance de voir un certain nombre d’hommes puissants choir. Certains sont malheureusement encore là. Leur tas diminue à vue d’oeil mais ils ne semblent pas prêts à concéder le moindre involucre. Et même s’il ne nous sommes plus là pour le dénouement, il est plus que temps de leur faire saigner des noisettes.

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