Journal d’un intrapreneur 3 : Vous n’avez jamais travaillé en équipe
(Suite du Journal d’un intrapreneur, partie 2)
Quel est le principal élément que regardent les investisseurs lorsqu’il s’agit de financer une startup en phase d’amorçage (“seeding”) ? La qualité de l’équipe. Et pourquoi ? Parce que si, après vous être copieusement engueulés sur la couleur de votre landing page pendant toute une nuit, vous n’avez toujours pas égorgé vos co-fondateurs…alors peut-être que vous survivrez. Tout du moins, quelques mois de plus. Retour sur ce qui a été, pour moi et de loin, le plus dur pendant cette phase de gestation.
- Dans ta fusée personne ne t’entend crier.

Nous sommes nourris à l’imagerie d’un Gates & Jobs changeant le monde depuis leur garage, offrant un sourire Colgate pour la postérité avant de s’en retourner bricoler leur babasse. Mais c’est oublier que les américains en général, et les startupeurs en particuliers, sont passés maîtres dans l’art du storytelling. La vraie vie est, paradoxalement, mieux représentée par le film Social Network de David Fincher : des doutes, des déchirements et des trahisons. Je suis d’ailleurs étonné que dans le jargon des startupeurs il ne soit pas fait plus souvent mention de ce film.
Au début de mon séjour dans un incubateur parisien avec 2 amis de longue date, la tension est très vite montée en flèche. Avoir avoir été chef du premier et subordonné du second…j’étais soudainement incapable d’être le collatéral des deux lascars. Des décisions qui semblaient naguère triviales dégénéraient tout de suite. Au bord des larmes sur une chaise dans la galerie-photos des startupeurs de l’incubateur, légion de digital natives joviaux se faisant livrer végé le midi par Deliveroo et pratiquant le grofucking entre deux séances de méditation, j’étais seul et hors-course avant même d’avoir 40 ans. Pendant qu’eux visaient la lune à coup de landing page en carton-pâte et d’iconographie de conquête spatiale, j’avais atterri un peu à côté et dérivait dans le vide glacé de l’existence.
2. Une startup avec des potes ? La fausse bonne idée
Vous voilà prévenu. Il est généralement admis que travailler avec son conjoint est une mauvaise idée, mais monter une entreprise avec des copains semble du bon sens : qui voudrait se lancer dans une aventure risquée avec le premier venu ?
Sauf que…vous allez désormais passer plus de temps avec les sus-dits copains qu’avec votre conjoint, et vous ne pourrez a priori pas vous réconcilier sur l’oreiller. Ajoutez à ça le stress, l’incertitude du market-fit et les bides successifs sur les réseaux sociaux : bref, imaginez une semaine au ski bloqué dans un chalet avec votre conjoint, une belle-mère hystérique, des enfants avec la gastro et vous aurez une bonne idée de “l’expérience utilisateur”.
Les schémas d’interactions pré-existants et implicites viennent polluer le bon fonctionnement de l’équipe. Quand mes potes ont arrêté de me répondre sur la messagerie facebook même quand je leur proposais un cinéma, il a fallu créer un canal de communication pour séparer le travail et la vie perso, et expliciter les horaires du couvre-feu (voir chap.4 : les limites de la communication)
3. “Work, sleep, family, fitness, video-games or friends : pick three”

Pour illustrer, je renvoie à cette excellente vidéo du pape français de l’entreprenariat, Oussama Ammar. En substance, chaque startupeur doit s’interroger sur ses motivations et notamment sur l’intensité dont il veut faire preuve dans l’aventure. Veut-on dézinguer Google ou se faire plaisir et découvrir ce qu’est l’entreprenariat ? Faut-il plonger tout habillé dans la piscine ou tourner autour du pédiluve ? Est-on là pour la Gloire ou pour le Bonheur ?
Posez la question à vos co-fondateurs. Si vous répondez tous la même chose, allez au chapitre 42. Sinon, perdez 17 points de vie et allez au chapitre 123.
4. Le processus de décision
Une grande entreprise est un organisme qui a survécu à un certain nombre de crises. C’est donc un organisme relativement optimisé. A ce propos, cherchez dès à présent une réponse à la 1ère question qu’un investisseur vous posera “Pourquoi, dieu me tripote, ferais-tu mieux que Google, ou Tencent, ou Amazon ?”.
Dans les divers processus optimisés, il y a notamment le processus de décision, pudiquement appelé “alignement hiérarchique”. Avantage : quand tu ne sais pas quoi faire, ton chef décide. Inconvénient : quand tu veux faire autrement que ton chef, ton chef décide. Qu’on aime ou pas, l’algorithme est d’une simplicité biblique et permet de se positionner, éventuellement sur le canapé avec ton chef.
Quand on quitte les sentiers battus d‘une hiérarchie standard et d’un business prédictible, c’est la jungle. Quand il s’agit de décider si un bouton “dislike” est bénéfique, sans base d’utilisateurs pour A/B tester, et que deux co-fondateurs s’opposent, on fait quoi ?
Sans peur ni tact, j’ai testé pour vous plusieurs attitudes : la sortie en claquant la porte, les cris, le mutisme, l’entêtement, la résistance passive-agressive, la misdirection, la médiation et les yeux de chaton. Il me reste la violence mais on va encore accuser les jeux-vidéo. Alors à la fin des fins, on en revient toujours à l’établissement d’une autorité, idéalement donnée plutôt qu’arrachée. Ce qui complique évidemment encore la configuration startup-entre-amis. Êtes-vous prêt à virer votre pote quitte à le perdre ? Jusqu’où irez pour votre startup ?

4. Les limites de la communication
Dans la vie, il y a deux types de couples : les jeunes, qui pensent que la communication fait tout. Et les vieux, qui savent que quand Madame tombe sur l’historique du navigateur internet de Monsieur, la communication c’est quand même compliqué et surtout ça ne peut pas faire de miracles.
Si jamais vous trouvez que l’ambiance dans l’équipe est un peu trop bonne, voici quelques sujets amusants pour muscler votre communication :
- Un grand classique : les horaires de travail.
- La répartition des salaires (ou des parts) et la stratégie d’exit : pourquoi remettre à demain une dispute que l’on peut avoir aujourd’hui ?
- La réactivité le soir & week-end, les congés (ou l’absence de congés)
- La répartition des tâches dont personne ne veut (la compta) ou que tout le monde veut (les soirées privées avec les agences de pub et les interviews)
- Qui est le CEO, le CTO, le nom de la boîte ou la couleur du logo, etc. les sujets ne manquent pas pour s’étriper.
Normalement, avant même d’avoir codé un bouton en HTML il devrait déjà y avoir des morts. Et ensuite les frustrations s’empilent et l’énergie collaborative diminue : le cercle vicieux est enclenché. Raison pour laquelle certains VC commandent des audits sur le potentiel humain de l’équipe fondatrice en support de décision. La médiation peut-être également une solution, même si les thérapeutes de couple vous le diront : 90% du temps quand un couple consulte, la relation est déjà endommagée irréversiblement.
Mon point est que la communication ou la médiation peuvent aider à faire un bout de chemin ensemble. Mais si les motivations profondes divergent trop, à un moment donné le clash est inévitable et dans le chaos de l’incubation il n’est pas toujours évident de relier les prises de bec de surface à la tectonique motivationnelle.

5. Ben merde alors. Et la bonne nouvelle c’est quoi ?
La bonne nouvelle c’est que vous n’êtes pas seuls : il ne se passe pas UNE SEMAINE sans que je ne croise des co-fondateurs en train de se latter dans un couloir de l’incubateur…toujours sur des sujets organisationnels. Et pourtant ce sont les mêmes qui vont, le soir, poster des papelards inspirationnels sur Medium ou sur le blog de leur startup pour parler de leur équipe formidable. Derrière la promesse de valeur rutilante, le roi est nu et la livraison de sushis en 30 minutes devant ta porte est faite par un CEO à bout de nerfs qui vient d’enterrer ses co-fondateurs dans son jardin après leur avoir mis un coup de pelle.
Ensuite, l’intensité de travail en équipe va agir comme un puissant révélateur. Dépouillé des inhibitions de la collaboration entre entreprise, on découvre ses limites et les traits de sa personnalité qui irritent les autres. J’ai ainsi compris plus de choses en 3 mois de startup qu’en vingt ans d’entretiens d’évaluation annuels avec des managers pourtant persuadés de me faire un “feedback constructif”. Inversement, ce sera également l’occasion de découvrir des qualités cachées, même chez des amis de longue date.
Si vous êtes toujours là, avec encore un peu de gniaque et un vis-à-vis pour rebondir vos idées aussi sottes que grenues…alors félicitations : vous pouvez commencer à développer votre produit !